En dépit de
tout cela, tu
l’auras compris, j’aime cette ville.
J’aime ce
pays... et je ne suis pas le seul. Tous les étrangers de
passage
en font de même. Je n’en ai pas accueilli un seul
qui ne
soit arrivé la première fois, incertain,
hésitant
sous le poids des rumeurs et qui ne soit reparti, des
étoiles au
fond des yeux, se jurant de revenir...
Pourquoi ? Je t’ai déjà
dit l’émotion de la mémoire. Ici, on
s’en
vient en visite, un peu comme chez des cousins lointains. On arrive
comme en famille dans un lieu où tout semble connu et
où,
pourtant, tout est étranger. Il s’agit
d’un ailleurs
où la différence est immédiatement
perçue
tout en restant digeste et donc, très rapidement, source
d’enrichissement et d’émerveillement.
Toi-même, si tu n’avais pas
été si fichtrement casanier, tu
m’aurais rejoint
ici et tu serais tombé sous le charme...
Ou est-ce plutôt que comme beaucoup, tu avais peur ?
Il me faut alors te parler de la peur.
Il s’agit d’un sujet très
sérieux et même grave que l’on ne peut
pourtant que
prendre en riant, tellement il est difficile de le vivre autrement. La
peur de l’attentat, la peur de la guerre, le terrorisme. Et
en
ombre sinistre, omniprésente, la question de la
sécurité.
Comme tu le sais, toi qui es tellement
occidental, la sécurité est l’arme des
démocraties pour que le peuple croit s’imposer ce
qu’il ne veut pas forcément. De même, le
principe de
précaution est le bon chemin pour ne rien faire alors que
les
circonstances exigent que toujours plus soit fait.
Parlons alors des risques et de la perception de ceux-ci.
Certains comparent le Liban avec ton
île française, la Corse. On nous dit que ces deux
terres
ont en commun une superficie proche, une géographie
montagneuse
et côtière très semblable et un
même climat
méditerranéen. Seule la population en est assez
différente puisque le Liban est 15 fois plus
peuplé. Une
autre différence porte sur les attentats terroristes. Il y
en
aurait plusieurs par mois en Corse contre, beaucoup, beaucoup moins au
Liban. Ainsi lorsqu’en septembre 2007, ton premier ministre
français s’est rendu dans la belle île,
il y a
été accueilli par deux attentats. De
même et
contrairement à ce que l’on peut imaginer, il y a
beaucoup
moins de morts par attentat au Liban qu’en Corse. Bien
sûr
tous ces décès sont pour la plupart des
assassinats
« mafieux » tandis qu’ici, au Liban, les
raisons en
sont « politiques ».
Va savoir pourquoi, parfois je ne saisis plus trop la
différence !
Quoi qu’il en soit, il ne viendrait
jamais à l’idée à aucun
Français,
Anglais ou Belge de ne pas passer ses vacances au bord de la mer Corse,
alors que la plupart hésitent beaucoup à faire de
même au Liban.
Cela te fait sourire ? Pourtant, il
s’agit de la même mer et du point de vue
statistique, les
risques y sont sensiblement moindres au Liban ! Le vrai risque est
plutôt de disparaître dans un accident de la route.
Si
l’on s’en remet aux statistiques officielles, sur
les
quatre années que j’ai passées dans ce
beau pays,
j’ai risqué quarante fois plus de
disparaître sous
les roues d’un chauffard que dans une explosion hors de
propos.
Mais j’ai aussi compris que les
ressorts émotionnels dans les deux situations sont
radicalement
différents. Ainsi, dans les périodes troubles,
j’ai
souvent entendu des amis ou des collègues me dire
« tu te
rends compte, je suis passé hier à cet endroit
où
il y a eu la bombe ; cela aurait pu m’arriver à
moi !
». Ces mêmes personnes, passant cinq minutes
après
un terrible accident et jetant un coup d’œil aux
corps sans
vie allongés sur la chaussée ont simplement une
pensée pour les malchanceux. C’est dire que le
risque
n’est pas perçu de la même
manière.
Il faut, pour que tu comprennes, te rapporter
l’atmosphère pesante sur le Beyrouth de ces
années
grises. L’accident de la route est, dans son terme
même, un
accident. Il est dû à un chauffard, un
imbécile ou
un inconscient. L’attentat est lui
téléguidé, il répond
à un but
malveillant, à des objectifs pernicieux, il correspond
à
une volonté de terreur. L’un est
médiatisé
l’autre non, l’un est pointé du doigt
par les
politiciens, l’autre est soigneusement caché.
Aussi et en
dépit des statistiques, l’individu se sent
toujours
visé et vulnérable à
l’attentat mais jamais
à l’accident.
Ici, les responsables de la
sécurité ont parfaitement
intégré cette
dimension émotionnelle, que ce soit intentionnellement, ou
inconsciemment. Les vrais professionnels, ceux qui ont compris que les
risques étaient faibles, se servent de la disproportion
psychologique de perception afin d’imposer leurs buts. Dans
certaines organisations internationales, par exemple, le niveau
élevé des risques détermine
directement le montant
de la prime que touchent les expatriés. Ainsi les
responsables
de la sécurité de ces organisations,
eux-mêmes
expatriés, n’ont aucun
intérêt à
abaisser les niveaux de vigilance. Comme il n’en va pas de
même dans notre modeste consulat, tu comprendras que nous
avons
été bien plus raisonnables sur ce plan.
D’autres, moins professionnels ou moins
aguerris, se laissent prendre dans ces spirales psychologiques
où tous croient que le monde va s’enflammer. La
peur est
alors le seul guide, une peur qui paralyse, qui retarde et qui bloque
toute action. Plus personne n’ose sortir de chez soi, plus
personne n’ose voyager, la vie semble
s’arrêter et
s’arrêtant elle auto-entretient la peur. Les uns
ont peur
car ils voient les mesures de sécurité
étalées, les autres parce
qu’isolés par ces
mesures destinées à les protéger, ils
ne peuvent
plus accéder au monde réel. Difficile dans ces
conditions
de savoir où l’on en est !
J’ai tiré de ces
événements de belles leçons de vivre.
Toutes ces
questions sur la sécurité, témoignent
de notre
difficulté face à l’incertitude. Toute
mesure de
protection a un coût, pas seulement financier, et ce
coût
est de plus en plus lourd au fur et à mesure que
l’on
renforce les mesures. En contrepartie, toute mesure peut être
contournée, de plus en plus difficilement, mais toujours, il
se
trouvera des failles. C’est ainsi que de sinistre
mémoire,
le convoi lourdement blindé et soumis à des
procédures sécuritaires strictes de feu le
premier
ministre Hariri n’a pu échapper à
l’attentat
en février 2005.
Dans cette incertitude – suis-je une
proie potentielle ou même accidentelle et
jusqu’où
iront les terroristes ? - il est très facile de radicaliser
son
comportement et de ne faire que renforcer toujours plus les mesures de
sécurité. L’escalade est presque sans
fin, cela va
jusqu’à cesser tout mouvement, à
s’enfermer
dans une bulle hautement barbelée et ne plus circuler.
L’environnement social peut très fortement
participer
à cette spirale. En renvoyant les peurs, par un effet de
miroir
la situation semble très vite se dégrader et
s’amplifier.
La seule manière de survivre à
cette petite mort que l’on s’inflige sans vraiment
y
réfléchir, la seule façon,
c’est
d’essayer de raison garder et pour cela se raccrocher
à
des éléments qui font sens. Il faut comparer,
mesurer,
essayer de mettre en perspective.
La comparaison avec la Corse, avec toutes les
limites que l’on peut y mettre, est un exemple de ce
processus de
prise de distance. Un autre exemple de réflexe salutaire est
de
se demander si l’on connaît des gens qui ont subi
directement ou indirectement les problèmes que nous venons
d’évoquer.
Ces questions sont assez
générales et peuvent d’ailleurs
s’appliquer
à d’autres situations que nous vivons. Ainsi, en
est-il
par exemple de l’emballement médiatique
lié
à la fièvre porcine. On nous a par exemple
affirmé
qu’elle serait 100 fois plus mortelle que la grippe
saisonnière. Mais quel est le sens de ce chiffre ? Est-ce
encore
du terrorisme sécuritaire ? Moi en tout cas, je ne connais
personne qui en soit mort...
Quoi qu’il en soit, je pense
qu’il nous faudra nous habituer à ces crises
émotionnelles mondiales, dans lesquelles le politique et le
médiatique viennent prouver (trouver) la justification de
leur
existence.
Étoiles radicalesSillon saignant, Sillon saignant, Sillon saignant, Sillon saignant, Beyrouth, le 12 mars 2009 |
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