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Ah oui ! Il faut aussi que
je te partage notre chemin.
Arrivant de France, nous sommes venus au
Liban par la route humaine et ancienne qui longe la
Méditerranée, celle-là même
qu’empruntèrent les Romains, les
pèlerins
chrétiens ou encore les Croisés. Nous avons ainsi
traversé les Alpes et transhumé pendant vingt et
un
jours, le long des eaux chaudes et bleues.
Bien sûr, tu sais le voyage moderne,
celui qui emprunte l’avion. C’est voyage qui
n’est
pas vrai déplacement. Sous couvert de vitesse, il
n’est
fait que d’attentes brisées
d’accélérations. C’est
d’ailleurs tout
exprès pour ces voyages que des salles d’attente
ont
été inventées dans nos
aéroports et toutes
nos gares. Car paradoxalement, l’attente permet,
très
économiquement, d’aller plus vite. Mais
c’est que le
voyage moderne n’est plus que transhumance profitable pour
troupeaux hébétés où les
lieux
d’attentes se déclinent en gigantesques
étables
adaptées au regroupement, au tri et à la
consommation.
Même les transports, avions, trains ou bus sont devenus
salles
d’attentes affairées où il importe de
calmer et
d’occuper les mammifères en mouvement...
Je peux te vanter que notre voyage a eu un
visage plus humain. Nous étions notre seul guide et notre
cheminement fut linéaire et progressif.
La surprise est pourtant venue des
discontinuités. Contrairement à ce que nous
avions
imaginé, le changement n’est pas arrivé
de
manière progressive. Il a surgi brutal de chacun des onze
pays
que nous avons traversés. Les premières
mosquées
sont ainsi apparues du côté de
l’Albanie. Puis elles
ont disparu en Grèce avant de revenir toutes seules, sans
églises, en Turquie. Enfin, juste après, en
Syrie,
églises et mosquées se sont retrouvées.
On pourrait aussi évoquer
d’autres changements subtils comme pour la cuisine
où,
après les ruptures françaises et italiennes nous
avons
assisté à de petits changements et à
des
glissements somptueux autour de la tradition turque, que ce soit en
Grèce, en Turquie et plus profondément en Orient.
Mais de
cela je t’entretiendrais plus tard.
Ce furent donc des évolutions, mais
aussi une grande continuité qui a fait que nous
n’avons
jamais été vraiment surpris par la
différence. Au
contraire, nous sont revenus, par lambeaux, des bouts de notre
mémoire commune.
Encore la mémoire !
Décidément…
Mais ce ne fut pas un retour dans le temps,
pas un voyage à travers le temps. Non, bien au contraire,
nous
sommes constamment restés ancrés dans notre monde
moderne
et actuel. Mais en même temps, si je puis dire, partout nous
avons rencontré des traces romaines ou grecques. Souvent du
byzantin, du français ou de l’italien. Et puis
surtout ce
turc presque omniprésent. Presque omniprésent.
Car la
langue turc a disparu de cet immense espace où elle
s’était déployée pendant
cinq siècles.
Plus loin, et beaucoup plus tard, plus brièvement aussi,
nous avons prolongé ces voyages familiaux et humains.
Nous nous sommes rendus aux sources des
pharaons, au pays des pyramides où nous avons descendu le
grand
fleuve. Descendu ou remonté, jamais nous ne nous sommes
vraiment
accordés sur ce point. Mais nous avons navigué le
long de
cette étrange et simple géométrie. Car
là-bas, au pays des anciens dieux, le monde est
linéaire.
Il s’organise le long du fleuve que l’on peut
parcourir
dans un sens, suivant le vent ou dans un autre,
préférant
le courant.
Un trait, une ligne, c’est le Nil. Aux
alentours, rien ou presque, le désert. Faire cartographe
à cette époque devait être
plutôt simple.
Dans cet espace à une seule dimension, j’ai cru
comprendre un concept stupéfiant: le temps ternaire.
Attends un peu que je m’explique, car
il s’agit d’une notion à la fois simple,
grandiose
et en même temps presque magique. On pourrait
l’appeler le
temps des pyramides, l’heure des pharaons.
C’est lié, bien sûr, au
dieu androgyne du Nil, Hâpy, et à tous ses
débordements généreux. En ces temps et
chaque
été, la crue apportait le limon noir permettant
à
la vie de se répandre au milieu du désert. Le
temps se
divisait alors selon le même rythme, les plantations, les
récoltes et ensuite les inondations. Deux
périodes de
travail, où les hommes étaient actifs, une
période
de repos où les Dieux s’exprimaient. Le temps
était
ternaire et la troisième heure, l’heure pharaon
était celle des Dieux.
Ce temps n’a plus de sens
aujourd’hui et ce depuis la mise en place du barrage
d’Assouan dans les années 1970. Grâce
aux sciences
de l’hydraulique et de la mécanique, il
n’y a
désormais plus de crue et le rythme de la vie est devenu
binaire.
Songe cependant à ce que devait
être cette époque où la
pensée fonctionnait
sur ce moteur à trois temps. Quelque chose en est
resté,
je crois, dans cet Orient moyen et grandiose. Un peu de la magie des
pharaons. Car le temps possède ici une autre saveur.
Souvent, il
demeure encore multiple et variable.
Je veux te donner un exemple trivial. Prenons
le temps des touristes. Il peut être lent, fait de
flânerie
et de bronzage au bord de piscines somptueuses. Il s’agit
d’un temps qui s’étire, presque
à
l’infini jusqu’à la rencontre des
limites des
vacances. Le temps se fait alors haché,
précipité.
Il faut plier les bagages, prendre l’avion, courir et
attendre. A
l’inverse, le temps des touristes peut être fait de
visites
organisées. C’est un temps en boîte
où tout
est pesé, l’argent surtout. « Cinq
minutes devant la
stèle de Ramsès II et trois minutes dans le
nilomètre ». Ce temps est précis, il a
une valeur
marchande. Il est partagé entre les touristes et les
commerçants selon une stricte allocation des lieux et des
espaces. C’est un temps rapide qui doit rapporter des
souvenirs
inoubliables aux uns, de l’argent aux autres.
Ce temps du touriste peut alterner autour de
ses différentes modalités. Il peut se faire lent
ou
rapide et changer en fonction de l’heure et du lieu.
C’est
dans cette mesure qu’il est multiple et variable, beaucoup
plus
divers et riche que ton temps occidental, ce fameux «
métro, boulot et dodo », compressé et
sans
véritables alternatives, ce temps que tu pratiques, si je
m’en souviens, à la perfection.
Ici, en Orient et dans la vie de tous les
jours, cette diversité est encore souvent
conservée. Cela
provient de ce que, pour beaucoup, le temps n’a pas la
même
valeur. Certains Occidentaux, fraîchement
débarqués
s’en irritent souvent. Devant chaque retard ou report, ayant
l’impression de perdre leur temps, ils grommellent sur le
manque
de respect ou sur l’inorganisation. Ce faisant, ils ignorent
ce
magnifique cadeau que l’Orient leur fait : du temps rien que
pour
eux, un temps qu’ils sont libres de consommer à
leur
guise, un temps gratuit et inespéré.
Et alors, il arrive parfois un miracle.
Certains de tes compatriotes, découvrent l’heure
pharaon.
Ceux-là sont perdus pour la France. Il ne reviendront plus
jamais vivre au vieux pays.
Sans quitter vraiment ce sujet, il me faut te
parler du granit. A Assouan, nous avons vu les carrières de
granit qui ont fourni ces colonnes à tout
l’Orient. Il
faut que je fasse une pause pour t’expliquer. Car il
s’agit
là d’un nouveau fil. Un fil d’un tissage
ancien,
pourtant toujours très solide.
Nulle part en Syrie, au Liban ou en Jordanie,
on ne trouve de granit. Pourtant, toutes les ruines romaines sont
hérissées de ces colonnes qui ont ensuite
été réutilisées dans les
châteaux
féodaux et jusqu’à
l’époque moderne
comme rouleaux compresseurs ou comme brise lame.
Tout cela n’est rien si l’on
n’imagine pas derrière chacune de ces colonnes des
ouvriers à l’œuvre pour les tailler, les
polir et
les charger, des navigateurs pour leur faire suivre le Nil et
d’autres pour leur faire traverser la mer. Des caravanes pour
les
acheminer à travers les montagnes, vers Baalbeck ou jusque
dans
les déserts de Palmyre ou de Pétra...
Une telle industrie colossale devait
être faite de planification et d’organisation. Il
devait
donc y avoir une administration pour gérer ce flux qui
perdura
plusieurs siècles. Des comptes-rendus, des commandes et des
archives. Des parcs à animaux et des dresseurs. Des artisans
pour fabriquer les attelages qui résistent et
d’autres
pour les outils capables de tailler cette pierre si dure. Des paysans
pour nourrir tout ce monde et des enseignants pour transmettre tous ces
savoirs.
L’heure pharaon, en plus d’être magique,
était particulièrement organisée.
Et tout cela, toute cette immense
épaisseur a aujourd’hui presque totalement
disparu. Il
n’en reste que peu, simplement quelques creux dans les
collines
granitiques d’Assouan et tous ces nombreux chicots au sourire
érodé, parfois encore dressés dans les
paysages du
Levant.
Il m’est alors venu une pensée.
Je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui, dans
notre belle
et très rationnelle planète, en dépit
de tous nos
ordinateurs et de toutes nos gigantesques machines, nous soyons encore
capables d’une telle œuvre. Bien sûr, on
plaque du
marbre ou du granit de-ci, de-là, mais justement on plaque.
L’inverse serait trop cher. Il est difficile, ce jour,
d’imaginer bâtir des pyramides.
Déjà, le
projet du tunnel sous la Manche, malgré une
utilité
évidente, avait été difficile
à lancer,
alors les pyramides ! Tout cela n’est simplement pas rentable.
C’était seulement à
l’heure pharaon, lorsque le grand fleuve débordait
que le
peuple pouvait se consacrer à la réalisation
d’œuvres grandioses et non rentables.
C’est
désormais presque fini. La mondialisation aidant, tout se
calcule et tout s’évalue. Le temps n’y
échappe pas. Est alors venue la mort tant
annoncée des
dieux. Ils ont été abattus par la
modernité.
Pour en finir avec l’espace-temps de
cet Orient moyen, je voudrais te dire les pays où la carte
recouvre simultanément plusieurs territoires. Je ne dis pas
que
ce sont cas uniques ou même rares, mais je voudrais
simplement te
raconter un pays où la superposition des territoires est
particulièrement visible. C’est le cas par exemple
de
cette ville miracle, Dubaï au cœur des
Émirats Arabes
Unis. Poussée au creux du désert,
arrosée de
dollars et de pétrole, cette ville ne laisse certes pas
indifférent. Aimée des uns,
détestée des
autres, c’est un symbole tapageur du luxe et de la
démesure moderne. Mais ce qui m’est apparu comme
le plus
important, lorsque je l’ai visitée,
c’est que
j’y rencontrai non pas une seule ville, mais trois,
emboîtées les unes dans les autres.
Il y avait tout d’abord la Dubaï,
petit village bédouin. Les habitants y sont les
mêmes que
leurs cousins qui vivent sous des tentes en poil de chameaux en
Jordanie ou qui gardent les chèvres plus haut en Syrie. Ils
pratiquent la même hospitalité
généreuse, la
même gentillesse vis-à-vis de
l’étranger et
lui dispensent le même accueil. Ce sont les mêmes,
sauf
qu’ici, ils sont installés sur des puits de
pétrole
et que leurs tentes sont maintenant des palaces. Ce petit village est
donc celui fastueux des très riches, de ceux à
qui rien
ne peut être refusé. C’est le village du
pouvoir et
de l’argent. Peut-être aujourd’hui le
dernier village
qui connaisse encore l’heure pharaon...
A ce village se superpose la ville de la
compétence. Il s’agit des ingénieurs,
architectes,
et médecins, De fait, ce sont tous les cadres
supérieurs.
Ce sont ceux qui conçoivent, inventent et maintiennent la
grande
ville moderne dans ses composantes techniques et sociales. Tous sont
des expatriés très qualifiés
attirés par
les hauts salaires. Ils viennent de tous les pays du monde, et une
grande partie sont des Libanais formés dans les meilleures
universités. Nombreux, on les croise facilement, en
particulier
dans les embouteillages géants du matin ou de la fin de
journée.
Enfin il y a la ville silencieuse du travail.
Ce sont les ouvriers, les concierges, les taxis ou encore les
domestiques, tous ceux qui occupent pour quelques dollars des emplois
peu qualifiés. Ils viennent des pays les plus pauvres
d’Afrique et surtout d’Asie. Ce sont les plus
nombreux et
pourtant on peut ne jamais les voir, ne jamais y faire attention, ne
pas les côtoyer. Sauf qu’il suffit de sortir
à la
nuit tombée pour les croiser par milliers sur les trottoirs
où, debout, l’on pourra dîner chinois,
indien ou
nigérian. Tous, ils forment la très grande ville
qui
marche à pied et qui chuchote dans l’ombre toutes
les
langues.
Je me suis cependant demandé, ce
qu’il adviendra de ces trois espaces ainsi
imbriqués.
Aujourd’hui l’équilibre fonctionne. Mais
qu’en
sera-t-il pour la prochaine génération, lorsque
les
enfants gâtés des uns se frotteront aux enfants
révoltés des autres ? Un diplomate occidental me
faisait
ainsi remarquer, qu’historiquement les régimes
arabes
étaient renouvelés par des révolutions
de palais
où les esclaves devenaient subitement les maîtres
et ce,
pour la plus grande gloire du très Haut !
VoyageDes verts
râpeux, De Damas à Bosra, le 21 mars 2008 |
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