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Il faut maintenant que je
te raconte l’émotion.
L’émotion est venue de tous ces
lieux de mémoire commune. Où que l’on
aille, se
trouvent empilées, couche sur couche, des traces
phéniciennes, égyptiennes, grecques, romaines,
byzantines, etc.
Songe ainsi que cette région a tout
d’abord inventé l’agriculture, puis la
roue,
l’écriture et enfin les principales religions !
Déjà, les très
nombreuses ruines romaines ou grecques nous lient et nous
ramènent à tous ces édifices que
l’on croise
sur les nombreux rivages de la Méditerranée. Le
théâtre de Bosra fait écho à
celui
d’Arles et les temples de Baalbeck ou de Palmyre nous
rappellent
que Jupiter et Bacchus ont aussi été
vénérés ailleurs que chez toi.
Au-dessus de ces ruines, parfois construites
avec des matériaux qui en proviennent, les
églises et les
mosquées les plus anciennes de
l’humanité se
côtoient. Les voix des muezzins viennent se perdre dans les
clochers puis reviennent en écho dans les minarets.
Plus loin, des châteaux sortis de votre
Moyen-Age surgissent au détour d’une autoroute. Et
c’est peut-être ce qui m’a le plus
étonné, cette proximité
oubliée avec les
chansons de geste. Un peu comme si j’avais
intégré
que la féodalité était uniquement
constitutive de
l’espace européen, alors que les mêmes
traces
existent ici, à la fois semblables mais aussi parfois plus
abouties, plus raffinées.
Entre ces différents témoins,
des maisons arabes ou coloniales et des palais du XIXème
siècle restent en ruine depuis la guerre civile. Rares, un
peu
tristes et de plus en plus seuls, ils sont comme
étouffés
au milieu d’immeubles neufs, gris et mornes qui poussent trop
vite.
Enfin, il n’y a pas que les pierres qui
nous parlent. Les livres aussi. De partout émergent les
traces
de ces voyageurs mythiques dont les noms ont
façonné
notre éducation pour partie commune et surtout francophone.
Rappelle-toi ! Ce sont d’un côté
Lamartine,
Chateaubriand ou Renan et de l’autre Bonaparte, Churchill ou
De
Gaule, pour ne citer que les plus célèbres.
Je ne sais pas si tu es déjà
revenu dans des endroits où tu as habité
étant
petit. Moi, j’ai eu la chance de le faire et je me suis
retrouvé dans un lieu étrange. Un lieu construit
par le
jeu d’une mémoire qui reconnaît des
indices mais ne
sait plus vraiment ce qui a bien pu changer. A ce jeu de flou et de
trouble dans lequel surgissent des éléments
oubliés, on ressent une étrange
émotion faite
à la fois de retrouvailles et de décalage.
Ici, c’est pareil. C’est pareil,
à la grande différence que je
n’étais jamais
venu physiquement dans ces pays. Ce qui est semblable, c’est
de
retrouver la mémoire d’une grande partie de ce que
j’ai pu lire et entendre sur ces pays. Tout d’un
coup ces
événements, récents ou beaucoup plus
anciens qui
étaient pour moi fort éloignés mais
présents, ont fait sens et se sont trouvés
reliés
entre eux par ce jeu d’une mémoire collective que
j’avais le privilège et
l’émotion de
revisiter tout seul.
Ainsi par exemple, dès mon
arrivée j’ai arpenté la
vallée de Nahr el
Kalb. Un lieu de mémoire s’il en est !
Cette petite vallée, située non
loin de Beyrouth et coupant le chemin côtier du Nord,
constituait
l’axe de communication le plus facile pour aller à
Damas.
Aujourd’hui cinq à six ponts enjambent la petite
rivière qui s’écoule dans le profond de
la
vallée. Il y a le pont de pierres sèches,
à la
ligne si pure, construit par Saladin, il y a ensuite le pont turc en
bonne pierre de taille bien solide, il y a aussi le pont
rouillé
du chemin de fer australien et il y a enfin tous les ponts de
béton des autoroutes des temps modernes.
Mais tous ces ponts ne sont rien, car cette
vallée est célèbre pour ses vingt-deux
stèles taillées à même la
roche. Toutes ces
stèles, dont les plus anciennes portent des
caractères
hiéroglyphiques et cunéiformes,
témoignent de ce
que la région fut depuis la plus Haute Antiquité
à
la fois un lieu de passage et de déchirement.
Il est fascinant de constater
qu’aujourd’hui, presque plus personne
n’emprunte cet
ancien chemin de Damas. Cette antique voie, si souvent suivie par
l’histoire, est devenue une impasse. En revanche, les ponts
modernes continuent à faire traverser des flots de voyageurs
très pressés qui plus jamais ne
s’arrêtent.
Paradoxe, évolution, modernisme ?
C’est surtout un symbole de cette région
où
l’on vit désormais à l’heure
du monde mais
où les pierres sonnent toujours et résonnent
(raisonnent
?) encore des millénaires passés.
Cette mémoire, ce sont fils tendus
à travers le temps. Chaque nouveau voyage dans cette grande
région n’est que découverte de nouveaux
fils,
toujours plus improbables mais qui toujours me ramènent
à
notre mémoire commune. C’est ainsi que me rendant
en Iran,
je suis allé visiter Persépolis, la capitale des
empereurs perses. Alexandre le Grand, celui-là
même qui
avait traversé en vitesse le Liban et fondé
Alexandrie,
s’y était rendu il y a vingt-quatre
siècles pour
tout mettre à sac. Ailleurs, à Pétra,
je
retrouvais la Bible et ses Nabathéens, mais aussi les
Romains et
les Byzantins. Ailleurs encore, à Alexandrie justement, je
trouvais d’autres fils de la grande tapisserie. Je prenais le
café dans le QG anglais où s’est
organisée
la lutte contre Rommel, le fennec du désert, dont
j’avais
croisé des tanks éventrés dans une
autre vie, non
loin de la frontière tunisienne, en Libye.
Tu pourras comprendre que tout cela pour moi
est fort étrange, souvent touchant, toute cette
mémoire
collective accrochée à des détails du
paysage et
qui nous relie aux temps passés, à tout ce qui a
fonde
notre civilisation occidentale… Car finalement, ici tout est
lié et surtout tout est en relation avec notre patrimoine,
nos
civilisations. Tout est lié, mélangé.
Le
présent y côtoie tous les passés, les
dix
confessions chrétiennes fraient avec les cinq musulmanes et
arrêté à un feu rouge, dans la
même
décapotable conduite par un jeune caché
derrière
ses lunettes de soleil dernière mode, quatre jeunes filles
voilées ou non et plus ou moins vêtues
s’agitent sur
une musique trop forte et peut-être trop moderne.
L’heure sourirePartout poussent, C’est l’heure sourire, C’est l’heure sourire, C’est l’heure sourire, Entre Beyrouth et Paris, le 17 juin 2009 |
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