Au siècle
dernier, certain grand homme
a affirmé s’être rendu dans cet Orient
complexe avec
pour seul bagage quelques idées simples.
Pour ma part, je serais bien incapable de me vanter d’un tel
exploit.
Et voilà que je t’entends
déjà ricaner !
Tout en étant homme et plutôt
grand, je ne puis, comme tu le sais, être qualifié
de
grand homme. Et c’est probablement pour cela que, lors de ma
toute première rencontre avec l’Orient, mes
idées
étaient aussi singulièrement
embrouillées.
Rassure-toi, elles continuent à l’être
et
suffisamment pour que je ne puisse m’en vanter !
Mon épouse avance une autre raison.
Elle dit qu’arrivant seul, sans famille et à la
fin
d’une guerre, l’embrouillement ne pouvait
qu’être raisonnable. Ne souhaitant pas la
contredire,
très simplement, je peux témoigner que lorsque
mon avion
a atterri à l’aéroport, il
s’agissait du tout
premier avion depuis la fin des bombardements israéliens de
l’été 2006. Le pilote avait
même
baissé la fenêtre pour brandir un drapeau.
Outre le fait que je ne savais pas cela
possible - ouvrir la fenêtre d’un avion !
d’où
mon étonnement - cet évènement est
resté
pour moi pendant longtemps un motif de fierté.
Surprise et fierté donc...
Quant à l’embrouillement,
évidemment le pays sortait d’une guerre.
D’une
guerre certes dont tout le monde parlait, mais aussi d’une
guerre
qui semblait ne jamais avoir existé. Étrange,
n’est-ce pas ? et pas vraiment simple à expliquer !
Il faut pour comprendre se rappeler que la
plupart des Libanais ont passé leur enfance ou jeunesse dans
une
guerre atroce, longue et civile. Rien à voir avec tes jeunes
européens de moins de cinquante ans qui, de la guerre,
n’ont connu que les superproductions américaines.
Pour
beaucoup, ici, la notion de guerre ne pose pas question. Elle est
difficile, stressante, toujours horrible et douloureuse. Mais elle
existe et fait partie de l’environnement.
A côté de cela, il faut
souligner que lors de mon arrivée, j’ai eu
quelques
difficultés à comprendre qu’une guerre
venait de se
terminer. Pour l’effleurer, la voir et la toucher, il
m’a
fallu me rendre dans les zones bombardées des quartiers
populaires de la banlieue sud. Bien entendu,
j’étais le
seul à le faire. Beaucoup de Libanais refusent de se rendre
dans
ces zones. Certains ne veulent surtout pas y voir la guerre et ses
ravages, d’autres ne veulent pas rencontrer cet autre peuple,
celui qui a été victime de ces bombardements,
celui
–qui pour beaucoup- en est aussi certainement coupable.
Ainsi on comprend très vite
qu’il est tout à fait possible de vivre loin de
toute
guerre, presque sans même s’en rendre compte, tout
en la
frôlant tout le temps et toujours de très
près.
C’est cette possibilité, tout comme le choix de
cet
autisme social qui pour moi fut un des premiers étonnements
de
la découverte…
Mais c’est que le Liban est un autre
monde, un monde magique que l’on ne peut pas inventer.
C’est une autre réalité, bien
différente de
toutes celles que j’ai pu expérimenter dans
l’Afrique profonde, dans l’Europe qui se veut
subtile ou
aux Amériques survoltées. C’est
ailleurs.
Définitivement un autre monde.
On ne peut par exemple pas inventer cette
rencontre dans la banlieue sud avec ce jeune homme assis, seul sur une
chaise en plastique et fumant paisiblement son narguilé au
milieu des gravats laissés par les bombardements. Que
fait-il
là, sur ce tas de décombres, au milieu
d’autres
immeubles encore intacts ? Habite-t-il ici, dans ces ruines ?
S’est-il seulement installé pour profiter du
soleil ?
Veut-il s’imprégner de cette ambiance
apocalyptique ? Ou
alors, fait-il partie des milices de ce diabolique Hezbollah et est-il
là pour me surveiller ?
On ne peut pas plus inventer, à
quelques kilomètres de là, sur une corniche qui
n’a
rien à envier à celle des Anglais loin dans ton
sud
tranquille, ces deux femmes voilées, la mère et
sa fille
qui se sont installées tranquillement sur des chaises
légères de part et d’autre
d’une table
pliante et qui jouent aux cartes, le narguilé au bec, tandis
que
tout autour les badauds déambulent benoîtement
sans
même leur jeter un coup d’œil. Des femmes
seules,
voilées, fumant et jouant aux cartes dans la rue, est-ce
quelque
chose de si commun que personne ne s’en étonne ?
Et quand
je leur souris un peu gêné de les
dévisager, avant
de se replonger dans le jeu, leur réponse est une salutation
gracieuse et paisible.
Enfin, on ne peut pas plus inventer cette
ambassade de Suisse qui s’est nichée dans un
immeuble
juste au-dessus d’une énorme banque, une banque
pour
milliardaires dans laquelle je n’oserais pas même
mettre un
pied de peur de me perdre dans l’épaisseur de la
moquette.
Qu’est-il passé dans la tête du premier
ambassadeur
pour avoir choisi de s’installer là ?
S’est-il senti
un peu comme chez lui, rassuré dans ce pays où
tout est
possible, ce pays que l’on qualifie aujourd’hui
encore de
« Suisse du Moyen-Orient » ?
Je ne t’entretiendrai pas seulement de
Beyrouth. Mon sacerdoce s’étend à tout
cet Orient
moyen, parfois proche, souvent plus lointain. Ainsi ai-je
voyagé
dans l’espace et le temps, parmi les cultures et les
religions,
dans des itinérances approximatives, tout autour du Liban,
vers
la Syrie, l’Égypte, la Jordanie, puis plus loin
jusqu’en Iran, au Yémen et à Djibouti.
A chaque
fois j’ai soigneusement évité
Israël, non par
conviction, mais pour les raisons politiques liées
à ma
charge. Et si j’ai regretté de ne pas avoir pu
toucher au
mur des lamentations, j’ai lâchement
été
heureux de ne pas avoir eu à composer avec mon
intégrité lors de ces moments terribles et
récurrents, de destruction, d’injustice et
d’oppression dont tu as certainement entendu parler.
Le pays où j’ai le plus
voyagé, la Syrie, semble à première
vue plus calme
que son petit frère libanais. Si tout y est pareil, tout y
est
aussi moins riche, moins extravagant et moins clinquant. Les immeubles,
par exemple, y sont un peu moins hauts. Beaucoup de femmes y sont
voilées, beaucoup plus. Mais qu’elles soient
voilées ou non, beaucoup portent aussi des
vêtements tout
autant moulants et suggestifs, avec, seule petite
différence,
l’oubli de montrer le nombril.
La Syrie est donc plus authentique, plus proche de l’image
que j’avais du Liban.
Le pays est aussi plus grand, plus varié avec ses grands
déserts, ses plaines immenses et son Euphrate mythique.
La surprise est plutôt venue du
décalage entre la très mauvaise image
internationale que
le pays véhicule et ce que j’ai pu y croiser au
quotidien.
Ainsi, rien de ce que j’ai pu y vivre ou y voir ne
m’a
semblé pire ou plus scandaleux que dans bien
d’autres pays
arabes du pourtour méditerranéen.
Mais j’anticipe.
La toute
première fois où je
mis le pied en Syrie, je me risquais à poser un pied dans
l’axe du mal. Assez vite cette distinction devint tout
à
fait étrange. D’un côté de la
frontière je m’engluais dans les tourments du Mal
et de
l’autre, par opposition, je flottais comme un bienheureux au
cœur du Bien. J’ai ainsi fantasmé
à rester un
pied dans chaque camp, afin de parvenir à réunir
ces deux
extrêmes. Cependant, lorsque j’ai pu enfin me
trouver dans
cette remarquable position, très diplomatique au demeurant,
aucune décharge électrique ne m’a
parcourue, pas
même un tout petit frisson. C’est que de chaque
côté, les deux peuples sont très
semblables. La
langue est la même, la nourriture est tout aussi bonne et les
femmes sont également jolies.
A Damas, beaucoup de Syriens me parlaient de
leurs frères, sœurs, cousins libanais et bien
entendu
à l’inverse, au Liban, on
m’évoquait
continuellement l’autre famille, de l’autre
côté. Décidément, le mal
était
très bien caché.
Aussi, ayant adoré me rendre à
Damas ou à Alep, j’ai très vite pris
l’habitude de dire que « j’allais me
faire un peu de
bien dans l’axe du mal »...